III
Certains dieux ont besoin d’air. D’autres sont anaérobies. A l’époque, il leur fallait tous de l’air, même s’ils réussissaient à vivre plus longtemps sans air que n’importe quel être humain. Malheureusement, la descente du Nil fut bien longue, de même que la traversée de la mer jusqu’à Byblos, en Phénicie. Et quand le coffre s’échoua sur la plage, Osiris était déjà mort depuis longtemps.
Seth garda quelque temps Isis prisonnière. Mais Néphtys, dégoûtée de Seth, se joignit à Anubis et à Thot pour la délivrer. Isis fit le voyage de Byblos et ramena le corps avec elle, probablement en char à bœufs puisque les chameaux n’étaient pas encore utilisés. Elle le cacha dans les marais d’un petit village appelé Buto. Malheureusement, Seth passa par là et tomba sur le coffre.
Lorsqu’il découvrit le cadavre de ce frère qu’il exécrait, son visage passa par toutes les teintes du bois jeté au feu. Il devint noir comme le bois avant que l’on craque l’allumette, puis rouge comme les flammes, et enfin blanc comme la cendre. Il déchiqueta le cadavre en quatorze parties, qu’il éparpilla dans tout le pays. C’était vraiment un destructeur pervers et médisant.
Isis écuma toute l’Égypte à la recherche des différentes parties du corps d’Osiris. La tradition veut qu’elle les retrouva toutes, à l’exception du phallus. Il était censé avoir été mangé par un crabe du Nil; c’est pour cette raison que les crabes du Nil sont maudits à tout jamais. Mais cette légende s’appuie, comme tous les autres mythes, sur un matériau oral que les siècles ont inévitablement déformé.
La vérité, c’est que le crabe lui avait mangé les parties génitales. Mais Isis l’obligea à régurgiter son repas. Un testicule ne put malheureusement être récupéré. Le mythe dit également qu’Isis fut mise enceinte par une partie du corps d’Osiris. Cette partie n’est pas précisée, pour quelque obscure raison qui ne doit de toute façon rien à la délicatesse. Dans leur version non expurgée, les mythes anciens ne font jamais appel à la finesse.
Isis utilisa le phallus d’Osiris pour concevoir. Et c’est ainsi que naquit Horus. Quand il fut grand, il aida sa mère à chercher. Cela leur prit longtemps, mais ils réussirent à retrouver la tête dans une mare à grenouilles, le cœur tout en haut d’un arbre et les intestins chez un paysan qui en avait fait un fouet pour ses bœufs. Une vraie pagaïe, quoi !
Il faut également dire que le cerveau d’Osiris était plein d’œufs de grenouilles. De temps à autre, un œuf éclosait. Et, chaque fois, Osiris avait des pensées un peu étranges, qui influaient sur son comportement. Néanmoins, on peut toujours faire preuve d’excentricité quand on est un dieu ou un Anglais.
Une des pensées engendrées par l’éclosion des œufs aboutit à la construction de la pyramide. Osiris en fit part à un pharaon. Et quand le pharaon lui demanda à quoi cela pouvait bien servir, Osiris, toujours poète, lui répondit que c’était un suppositoire pour l’éternité.
C’était tout à fait exact. Mais son enthousiasme de poète lui avait fait oublier le regard impartial qu’a le savant pour les faits bruts. L’éternité a une chaleur corporelle. Et tout s’oxyde lentement. La Terre et tout ce qu’elle abrite sont entourés de flammes, il suffit pour le voir d’avoir de bons yeux. Il en va de même pour les pyramides qui, bien que solides, se consument jour après jour. De quoi faire réfléchir sur la solidité de la pierre.
Pendant ce temps, Isis et Horus avaient retrouvé toutes les parties du corps d’Osiris, à l’exception d’une jambe et du nez. Ils semblaient perdus à tout jamais. Isis fit alors de son mieux, et elle fixa le phallus d’Osiris à la place de son appendice nasal.
— Après tout, expliqua-t-elle à Horus et à Thot, il peut porter une jupette pour masquer son absence de parties génitales. Mais il aura vraiment une fichue allure s’il n’a pas de nez.
Thot, dieu de l’écriture et, partant, de la mémoire courte, n’en était pas aussi sûr. Il avait la tête d’un ibis, qui est un oiseau pourvu d’un très long bec. Quand Osiris était excité sexuellement, il ressemblait énormément à Thot. D’un autre côté, il ressemblait à un éléphant quand il n’était pas excité du tout. Mais en temps normal, il était excité. Tout cela parce que les dieux le laissaient dans leur sillage tandis qu’il se traînait sur ses béquilles. Comme Isis ne le surveillait pas, il lutinait les jeunes filles, mais aussi les matrones des villages et des cités proches du Nil.
Les humains étant ce qu’ils sont, les prêtres durent bientôt lui établir un planning où se combinaient les deux grandes passions de l’humanité : l’argent et le sexe. Il arrivait à 11 heures 45 à Gizeh, par exemple. A midi pile, après que les billets eurent été rassemblés, il devenait l’acteur principal d’un rite de la fertilité. A une heure, le grand-prêtre donnait un coup de sifflet. Osiris ramassait ses béquilles pour se traîner vers la prochaine étape. Les jeunes filles se relevaient et rentraient chez elles. Les autres se remettaient au travail.
Cela permit à Osiris de rencontrer bon nombre de jeunes filles ; malheureusement, il avait quelques problèmes pour se souvenir de leurs traits. C’est ainsi. Les humains vieillissent trop vite. Il ne remarqua jamais que les hordes de vierges entrevues dix ans plus tôt étaient devenues des mégères tordues par les travaux ménagers. La vie était rude, alors. C’était le travail qui commençait avant l’aube et s’achevait bien après le coucher du soleil, la malaria, la bilharziose, les hémorroïdes, trop de céréales et pas assez de légumes et de viande, sans compter, pour les femmes, les grossesses à répétition, les dents qui se déchaussent, le ventre et les seins qui s’affaissent, les varices qui remontent le long des jambes et des fesses comme du lierre grimpant.
Bien entendu, les humains attribuaient tous leurs maux à Seth. Ils disaient que c’était un vrai fils de pute, et quand il passait en trombe avec son cortège de tornades, de tempêtes de sable, d’hyènes et d’ânes sauvages lâchant des crottes à tour de bras, la vie était encore pire.
Ils implorèrent alors Osiris, Isis et Horus de les débarrasser de ce critique en chef, de ce destructeur fondamental. Et, en fin de compte, Horus lui régla son compte.
Ce qu’il y a de drôle dans cette histoire, c’est que la vie des humains ne connut pas la moindre amélioration après la mort de Seth.